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101 : Quoi faire pour fermer les blessures ? extrait de la conférence du 8 juillet 1998

Pour tous ceux et celles qui n’ont pas eu la chance d’assister au Cabaret Mystique d’Alexandro JODOROWSKY

Je vais commencer par des blagues. Ce sont des blagues de moines, en fait ce sont des histoires très sages, le personnage central s’appelle Abba qui veut dire père, ce titre était réservé au moine "porteur de Dieu", même s’il n’était pas le supérieur, ou prêtre, il était considéré comme celui qui donne la vie de l’esprit. C’étaient des personnes un peu illuminées.

Par exemple cette histoire d’Abba qui va très bien avec L’HERMITE du Tarot qui a une lampe. On se demande toujours pourquoi L’HERMITE a une lampe. Avant on disait qu’il la cachait sous le manteau parce qu’il ne transmet sa connaissance qu’à certains initiés. C’est une vision ésotérique très égoïste ! Toute vérité on doit la donner, le secret doit être ouvert, plus tu donnes la vérité, moins on la comprend, mais on ne doit pas cacher la vérité, celui qui peut la comprendre la comprend, et celui qui ne peut pas la comprendre ne la comprendra pas.
Il faut donner des marguerites et des perles aux porcs, si tu donnes des bonnes graines au porc, il les avale, ne comprend rien et après il fait sa crotte quelque part et cela fait pousser une plante. Il faut vraiment donner la connaissance parce que comme ça la connaissance se transmet !

"On demande à Abba : si tu ne vois pas, pourquoi tiens-tu une lampe allumée auprès de toi ? Abba répond :" Pour que pendant la nuit les passants ne me heurtent pas."
Il tient la lampe pour s’illuminer lui-même. C’est intéressant, parce qu’on dit qu’il y a beaucoup de personnes élues et peu de personnes choisies ; on dirait que la connaissance c’est développer une conscience pour être vu d’un pouvoir supérieur, de la divinité.
Ce n’est pas pour illuminer les autres qu’on fait le travail de conscience mais pour être vu. J’ai tellement travaillé, j’ai tellement fait, s’il te plaît, vois moi !! Alors il te voit, voilà !

Pour moi cette histoire est un morceau d’anthologie, une œuvre d’art, 100% œuvre d’art, pour moi c’est une perle, c’est un bijou :

On demande à Abba : pourquoi es-tu si triste ? Parce que je me mets à douter de l’intelligence des frères au sujet des grandes réalités divines ; c’est déjà la troisième fois que je leur ai montré une pièce de lin sur laquelle j’ai dessiné un petit point rouge, et après leur avoir demandé ce qu’ils voyaient, ils m’ont répondu : "Un petit point rouge" mais jamais : "Une pièce de lin"
Personne ne vois la pièce de lin.

C’est tellement beau !

C’est l’histoire de l’année pour moi ! On voit le détail, mais on ne voit pas la totalité. A l’intérieur de nous, la vaste pièce de lin qu’on est, on n’a pas de limites, on a l’éternité, on a une divinité et on ne voit que notre pauvre personnalité, qui es-tu ? MOI ! Moi et on donne un nom comme si on était un chien. On dit notre nom "Fernand !" et on bouge la queue ! C’est pas possible ! Il faut voir la pièce de lin, on est une totalité.

Un homme méchant est venu tourmenter Abba avec des questions stupides :
"Vraiment, crois-tu possible, toi qui es intelligent que Jonas ait pu rester vivant dans le ventre de la baleine ?" Abba : "Je ne le sais pas, je le demanderai à Jonas lui-même quand j’arriverai au paradis." "Et si par hasard il est en enfer ?" "Alors c’est toi qui lui demanderas"

Moi je souffre beaucoup parce que j’ai un ami qui à chaque chose que je dis, il me dit le contraire. C’est une vieille habitude française ! Il trouve toujours la patte de la mouche qui freine LA ROUE DE FORTUNE !

J’allais avec une amie au cinéma, elle me cassait tous les films : "ça c’est pas logique !" Qu’est-ce que ça me fait qu’un film soit logique ou pas ?! Abba a très bien répondu

Deux moines parlent d’un frère : "Je ne l’ai jamais entendu parler mal de qui que ce soit ! L’autre répond : "C’est sans doute parce qu’il ne parle que de lui !"
Il y a des gens qui ont l’air gentil, gentil, gentil, et dans la tête c’est moi, moi, moi !

Il sont complètement autistes, on ne se rend pas compte, ils sont gentils. Il faut faire attention aux gentils !

Abba veut savoir jusqu’à quel point un jeune moine veut abandonner le monde.
"Si tu avais trois pièces d’or, est-ce que tu les donnerai aux pauvres ?" "De tout coeur Abba" répond le jeune moine, "Et si tu avais trois pièces d’argent" "Bien volontiers Abba" "Et si tu avais trois pièces de cuivre ?" "Ah ça, jamais !" "pourquoi ?" "Parce que en effet, je n’ai que trois pièces de cuivre !"

On promet, on promet, mais quand on arrive à la vérité, ça devient autre chose ! Alors, faites attention aux grandes déclarations d’amour, vous les femmes qui êtes si romantiques. Les choses romantiques sont hyper-dangereuses ! Entre ce qu’on dit et la vérité.

"Abba, je commence à vieillir", soupira un frère . "Si tu veux apprendre à vieillir, ne fais pas attention à tout ce que la vieillesse nous enlève, mais plutôt à tout ce qu’elle nous donne".

Le Temps c’est notre trésor, il nous enlève un peu, mais le temps nous donne, alors nous avons un grand capital de temps. Ma vie a changé : avant je perdais beaucoup, beaucoup de temps. Puis j’ai lu un livre "Comment gérer son temps", on peut faire des milliers de choses si on gère son temps. Moi je gère mon temps, je ne le perds pas. La vie c’est quelque chose qu’on doit meubler. La pire chose qu’on peut trouver dans la vie, c’est l’ennui qui nous fait voir à nous même. Quand on a cette panique totale de se voir soi-même on doit meubler sa vie, mais on perd pas son temps, sinon on la meuble avec des petites conneries. On parle, on parle, on communique... On fait des relations, on va voir des amis. C’est bien d’avoir des amis, c’est pour ça que qu’à la télé la série "Friends" a du succès. Mais quand le temps passe, c’est la vieillesse qui apprend ça, la misérable nature humaine fait que les amitiés ne sont jamais pour toute la vie, c’est un moment momentané, et on a investi un temps fou dans des amitiés qui n’ont rien produit. On n’a pas géré son temps, on l’a perdu.

Si on gère bien son temps, le Temps est un trésor. Le Temps apporte la conscience. Ce n’est pas vrai qu’on devient sénile, bien que l’autre jour une fille dans le métro me frappe dans le dos et me dit : "Vieux con !", à moi !! La dernière fois je faisais de la bicyclette, une voiture passe et le gars me dit : "Ça va grand-père ?" Mais on ne me laisse pas tranquille ! Moi je ne me sens pas comme ça, mais le regard de l’autre !
Le Temps c’est quelque chose de merveilleux, mentalement on progresse sans arrêt. Le cerveau avance, ce n’est pas vrai qu’on perd des cellules, c’est de la foutaise, le cerveau se développe. Le temps on le perd par l’intensité, l’alcool, les drogues diverses, la tendresse, euh, non, pas la tendresse, le stress ! Lapsus...Si on veut profiter du temps, il faut mesurer, c’est la TEMPERANCE du Tarot.

Comme un pendule , il ne faut pas aller aux extrêmes, il faut que le pendule marche par le chemin du milieu. Ni trop par là, ni trop par là... Il faut mettre la pendule à l’heure du présent.

Un jour Abba fit cette remarque : "pour celui qui croit, il n’y a pas de question et pour l’incroyant, il n’y a pas de réponse"

Je n’ai pas de questions, que des réponses, tout est là...c’est le croyant. La vie c’est la réponse, pas de questions...c’est beau

Un jour on demande à Abba "Je n’arrive pas à comprendre la différence entre un holocauste et une oblation" Je peux t’expliquer par une petite fable ; Un jour un cochon et une poule se promenaient dans la cour d’une ferme, passant devant la porte de la cuisine, la poule fit cette réflexion : "D’après l’odeur, je dirais qu’ils sont en train de faire cuire des œufs au jambon, comme tu le vois, nous avons la même destinée... " "Non ! répondit le cochon, pour toi poule, il ne s’agit que d’une offrande ! mais pour moi, d’un véritable holocauste !

Ça me permet d’arriver à mon thème d’aujourd’hui, dans l’holocauste, il vaut peut-être mieux mourir d’un seul coup.
Le plus grand philosophe, devant un morceau de viande pourrie, il ne sait pas quoi dire, parce que devant la mort, la philosophie ne sert à rien, ce n’est pas une solution, on n’a rien à dire devant la disparition totale, les mots ne servent à rien, on se tait.
La poule a perdu un œuf, on lui a fait perdre une partie d’elle-même, on arrive à une blessure. L’autre jour je voyais beaucoup de gens, et je me suis dit, pourquoi as-tu un regard si critique sur les gens, mais je ne suis pas un Bodhisattva, je ne voyais que des monstres !
Un Bodhisattva, tout ce qu’il regarde, il le bénit, et moi, tout ce que je regarde, je le critique.
Je me suis rendu compte que ma critique venait du fait que je ne voyais que des faibles, je ne voyais pas des méchants, je n’arrive pas à voir la méchanceté des gens, mais j’ai un sens très aigu de la faiblesse des gens, la méchanceté, je ne la vois pas, peut-être parce que je ne suis pas méchant !

Il y a des personnes qui sont méchantes, j’ai vu l’autre jour dans un restaurant l’impensable...l’impensable... un père dans un restaurant chinois verser dans la soupe de son petit garçon la petite soucoupe avec le piment rouge ! toute la soucoupe ! (c’étaient des européens) Rien qu’avec une goutte haïe ! tu meurs ! Le père mange sa soupe tranquillement et regarde son fils avec un sourire béat. Alors je me dis, il n’y a pas de piment, c’est de la sauce tomate, ils se sont trompés ! Et tout d’un coup on entend Woua !!!!!!! Le petit, ça le piquait, ça le brûlait la bouche et le gars continuait à manger avec un sourire "malin", un sourire comme s’il avait fait la blague de sa vie, sa petite blague secrète (parce que personne ne s’en est rendu compte) où il a torturé son petit garçon. Au fond le père était peut-être un enfant unique qui faisait une bonne relation avec son premier fils, le deuxième il le voulait pas, et à partir de ce que j’ai vu cet enfant sera profondément malheureux, parce que son père va le tuer un jour, va lui détruire la vie, il lui détruira la vie, et la mère ne va jamais se rendre compte parce qu’elle idéalise le gars, le gars est un homme non adulte, ce n’est pas un père, il se comporte comme si c’était son petit frère, il torture son fils comme si c’était son petit frère. Ce garçon va grandir avec une énorme blessure, la blessure du père, le père manquant. C’est une blessure, au plus profond de son corps !

Il peut y avoir des blessures du manque sexuel, quand on a vu des choses qu’on ne devrait pas avoir vu, il peut y avoir une blessure parce qu’on a perdu quelque chose, on a perdu l’innocence. La perte de l’innocence c’est une blessure. On peut avoir une blessure mentale, la perte d’un idéal. Mais la plus grande des grandes blessures, c’est la perte de la mère : quand tu es petit, petit et découvrir que ta mère ne t’aime pas ! Elle ne te vois pas ! Tu es une fille, elle voulait un garçon, elle aurait voulu être un homme ! et tu n’as pas la relation que tu aurais dû avoir avec ta mère. Alors tu es blessé et la blessure nous conduit à la faiblesse, on est faible parce qu’elle ne se ferme pas.

Quoi faire pour fermer les blessures ?
Je ne suis pas un croyant, parce que je n’ai été élevé dans aucune religion, mais pour ceux qui croient, le Christ c’est un Dieu, pour ceux qui ne croient pas, prenez ce que je vais dire comme une étude mythologique, d’accord ? Je ne vais pas parler comme un curé !
Nous avons donc Jésus Christ. Jésus c’est l’homme et le Christ, c’est l’être essentiel, l’être divin. Alors imaginez le Christ sur la croix, il a des blessures, mais ce n’est pas le Christ qui a des blessures, c’est Jésus qui a des blessures, les blessures sont charnelles, sont humaines. Dans l’humain, il a des blessures, mais le Christ est intouchable. Pour que l’être humain arrive à se donner à son Christ, il faut qu’il soit blessé...
C’est l’initiation, le père initie le garçon mais pour l’initier il le blesse et le soumet à un danger de mort. Quand il y a un danger de mort, si l’élève ne résiste pas, le maître s’écroule, parce qu’il risque autant que l’élève, c’est l’initiation magique, mais si l’élève triomphe, le maître triomphe et c’est la joie.

Cela se passe chez le Christ parce qu’il est sur la croix, il est blessé, il absorbe la blessure profondément, l’être vivant traverse la mort et vient à la vie de nouveau comme un être de lumière, et Dieu le Père qui l’a mis en danger mortel éclate d’une joie merveilleuse parce que l’initié, le fils, s’est réalisé, il est devenu l’être de lumière.

Nous pouvons vivre ça parce que moi, si j’accepte que mes blessures sont dans mon côté humain, et j’accepte que ma personnalité, ma personne est autour d’une conscience impersonnelle divine qui est intouchable, éternelle, puissante, qui est l’univers même, tout l’espace, toute l’éternité, si j’accepte que mes blessures sont humaines, je prends mes blessures comme une offrande à cette divinité intérieure, à ce moment là, la blessure devient porte d’entrée à ma réalisation spirituelle.

Dire ça, c’est facile !! Très facile...!

Je suis arrivé, triste, triste avec ma blessure devant mon maître ZEN en cherchant une consolation, la seule chose qu’il m’a dite c’est : "ça fait mal". C’est tout, il ne m’a rien dit d’autre, j’ai compris.......qu’il fallait que j’assume ma douleur, sans m’identifier à ma douleur.
Que j’assume mon problème sans m’identifier à ce problème là. Que j’accepte que ce qui disparait de nous, ce n’est pas nous, qu’il n’y a pas de perte. Tout est en nous.
C’est difficile à comprendre, c’est toute une vie pour comprendre ça, difficile d’accepter de ne pas se plaindre.

La dernière fois au restaurant, je me suis trompé, j’ai avalé toute la moutarde japonaise d’un seul coup ! Je l’ai avalée, ça ne sert à rien de se plaindre, à quoi bon...
Le père que j’ai vu l’autre jour a avalé la même chose que moi, mais il s’est vengé sur son fils ! Il y a deux attitudes,

J’ai lu quelque chose de formidable dans les mémoires de C. G. Jung sur la jalousie maladive : "l’être qui ne peut pas se donner, fait que l’autre ne peut pas se donner, parce qu’il fait de l’autre son miroir" mais dans le fond il souffre, il est jaloux des autres pour sa propre impossibilité lui-même d’aimer. C’est la blessure, la faiblesse, on ne peut pas aimer dans la faiblesse, si on est blessé, on ne peut pas aimer, on prends l’autre pour une bouée de sauvetage, on s’accroche à l’autre pendant que la blessure est cuisante.
Mais dès qu’elle se referme un peu, on lâche la bouée de sauvetage et elle ne signifie plus rien.
Toute offrande est un sacrifice. Ce qu’on va mettre sur l’autel du sacrifice c’est quoi ? C’est l’animal le plus beau qu’on offre en sacrifice et quelle est la plus belle offrande ? C’est le Jésus, c’est Jésus qui "s’offrande". Mais il ne "s’offrande" pas par masochisme, cet être la s’assume pour éveiller en soi-même cette partie consciente et immortelle.

Et pour arriver à ça, oh la la ! J’ai tellement mauvais caractère ! La paix, ne pas réagir... qu’est ce que c’est difficile ! L’autre jour je me suis enfoncé un clou, petit, dans le pied, qu’est ce que j’ai crié ! Mon fils m’a fait une blessure au doigt, j’ai été enragé pendant deux heures....
C’est très difficile tout ça ! C’est pour ça que les symboles des blessures dans le Christ, ce n’est pas un symbole de victime, c’est un symbole de triomphe, c’est un être qui est en train de triompher de toutes blessures, de les assumer, de les digérer pour arriver à l’être de lumière. Voilà, c’est tout.

Pour finir, je voudrais vous parler de quelques petites idées qui peuvent être utiles pour vous.
Je me suis posé le problème de la liberté, de la solitude, de la séparation.
Alors il y a des personnes qui disent, je veux être libre, j’aime la solitude, je veux me séparer.
Qu’est-ce que ça veut dire tout ça ? Est-ce qu’on peut être libre en abstrait ? Non ! On peut parler de liberté quand on est libre de l’autre ou d’autres choses : on est libre de...mais on est pas libre. On peut se libérer de quelque chose, mais on ne peut pas parler de liberté comme d’une chose abstraite, philosophiquement c’est impossible.

La solitude n’existe pas comme une essence, comme une gélatine la solitude, comme un objet. La solitude c’est ne pas être avec quelque chose et là, on arrive à la blessure, ne pas être père, ne pas être avec, cela produit la solitude. Se séparer, c’est s’écarter de quelque chose. On peut être ce qu’on est, mais au milieu des autres, on ne peut pas être ce qu’on est en dehors des autres, de l’autre.
Alors, qu’est ce que la liberté ? C’est quand autour, au milieu, avec l’autre je prends une décision et je la respecte, alors là je suis libre. Je suis libre de respecter mes décisions.
Je suis libre. je suis seul quand je me suffis à moi-même. Tant que je suis en demande, je ne suis jamais seul, c’est une mascarade. La belle solitude, c’est se suffire à soi-même, jusqu’à un certain point. Je m’écarte et me sépare quand j’arrête d’appartenir.

Susuki a dit une phrase très belle :
"Si tu sens le détachement, tu es encore là"

J’ai dit ce que j’avais à dire, j’espère que c’est utile pour vous.

Cassette enregistrée et prêtée par Denis Patouillard Demoriane.
Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays.