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88 Poèmes de tous les jours - 1

Pour tous ceux et celles qui n’ont pas eu la chance d’assister au Cabaret Mystique extrait de la conférence d’Alexandro JODOROWSKY du 2 avril 1997

Il est sorti un petit livre « Poèmes de tous les jours » qui est une anthologie proposée et commentée par Komasoto, traduit du japonais. C’est un japonais qui chaque jour publie un haïku et il le commente. C’est un grand succès car les japonais sont en train de découvrir leur poésie. Alors j’ai lu les interprétations qu’il donne. Elles sont généralement historiques et j’ai été étonné du manque de poésie de ces interprétations. Alors je me suis dit hier soir que j’allais faire un exercice : je
vais leur lire quelques poèmes et voir comment on peut rentrer dans la poésie. Il y a un livre de Tanasaki « Eloge de l’homme » qui raconte par exemple que les japonais prennent le train pour voir tomber les fleurs des cerisiers, ou pour voir éclore des papillons, parce que cela dure trois jours et après c’est fini. Alors ils sont tellement émus par la permanente impermanence. Toute la poésie japonaise, quelque part, va parler de cela. Donc la beauté c’est l’impermanence et ils ont fait une civilisation d’une extrême délicatesse où il n’y a rien de direct : la ligne droite c’est le Diable, tous les lignes des murs sont coupées, une fenêtre n’est jamais pareille, un carreau est d’une grandeur, l’autre différente, ils ont éliminé la répétition mécanique dans l’architecture, ils ont éliminé même l’espace car ils ont fait des trompe-l’œil. Tout cela vient pour que les choses ne se répètent pas et qu’elles soient impermanentes. Les couleurs fortes sont trop ordinaires, ils ont des couleurs pastel. Il y a une histoire d’une dame de la cour qui a été condamnée à mort parce qu’elle a eu un kimono de mauvais goût.

Mais cependant je pense que l’on peut tirer quelque chose de plus profond de ces poèmes.

C’est deux lignes :
« au cœur du silence,
escargot de rivière dans l’eau pure »

Il y a un escargot de rivière dans l’eau pure. Alors mon ego, mon moi, c’est un escargot. Je suis limité, j’ai ma carapace, je ne peux pas m’empêcher d’être enfermé dans moi. Mais je suis un escargot de rivière, un escargot dans le temps qui coule, et qui coule, et qui coule. Je suis au milieu de la rivière, du Temps. Je suis dans moi-même. Je suis rentré dans mon silence, dans le silence, là où il n’y a pas de mots, de pensée, où l’émotionnel est comme un lac où il n’y a pas de vagues, où les désirs ondulent tranquillement, où les besoins sont endormis, tranquilles, en paix, en sécurité. Je suis rentré dans le silence qui est le non dit de l’univers qui n’agit pas avec les mots. C’est le secret de ce silence, c’est ce secret que cherche le méditant en rentrant dans le silence. Alors au cœur de mon silence je suis un escargot dans le continuel passage du Temps. Je l’ai nettoyé de toute sa saleté, de tous ces concepts vains, de tous ces désirs d’appropriation, et le Temps coule comme une eau pure, comme une transparence nourrissante et vivifiante. Dans la lumière totale, dans la pureté totale, dans le silence total je suis un escargot d’eau dans le silence. Toi tu es un escargot tout lavé par l’eau, pas un escargot ni puant ni sale, une bel escargot poli par le Temps, transparent et tu es au milieu du délicieux silence où rien n’est contraire. Fini le stress, je respire. Et je suis tout seul : ni femme, ni famille, ni amis. Je suis au milieu de la rivière, et eux sont au milieu de la rivière et nous sommes tous ensemble des escargots dans notre silence, notre solitude et nous sommes tous accompagnés. Parce que les escargots, par milliers, sont dans l’eau et dans le silence.

Voici l’interprétation de l’escargot par le japonais : l’escargot de rivière est un petit animal aquatique dont l’image évoque irrésistiblement le Printemps et la tradition ne manque pas de le célébrer dans de nombreux vers. L’intensité du silence à travers la lumière transparente de l’eau témoigne d’une essence exceptionnelle. Le procédé qui consiste à faire ressortir le calme environnant en focalisant l’attention sur un escargot de rivière qui tente de s’en soustraire, montre bien la vigueur du talent descriptif de l’auteur. Dans l’eau claire un escargot de rivière résiste au silence. L’inversion renforce encore la résonance du poème.

Un autre poème :
« Sereine clarté du soleil printanier
Une alouette monte au ciel
Et mon cœur solitaire s’abîme dans ses pensées ».

Une alouette c’est délicat, une alouette de rien du tout et le soleil si puissant, si incroyable source de lumière. Tout est clair et tout d’un coup une petite alouette monte au ciel, vers le soleil. Mon cœur solitaire, cela veut dire mon cœur en paix. Pour pouvoir aimer le cœur doit devenir solitaire, s’il ne trouve pas la solitude le cœur n’aime jamais. Le pas pour aimer c’est découvrir sa solitude, se découvrir. Quand je dis « mon cœur solitaire » c’est que je me suis découvert. Mon cœur solitaire s’abime dans mes pensées et l’alouette c’est mes pensées et le soleil c’est ma pensée. L’alouette cela peut être mon ego, ma petite individualité qui vole vers mon être essentiel qui est mon soleil intérieur. Parce que chacun de nous quand il arrive au plus profond de son moi, de sa solitude, au momrent où on perd le personnel et où on arrive à l’impersonnel, il y a une région lumineuse qui est le soleil intérieur. C’est la lumière de tous mais c’est la goutte divine qui me correspond à moi. Qui n’a pas été une alouette qui se laisse brûler et qui s’enfonce dans le soleil intérieur ne s’est pas réalisé. Et moi qui me cherche et qui me suit découvert dans un voyage profond vers moi-même, dans toute ma débilité, ma faiblesse, je vois s’élever courageusement, merveilleusement, gaiement, un petit oiseau qui vole vers le ciel sans aucune contrainte et qui ose. Alors quand je vois cela, je me réjouis car je suis quelqu’un qui ose chercher mon soleil intérieu

Encore un autre poème, mais c’est le même message :

« Araignée d’eau qui monte dans le courant
Tes forces sont si faibles pourtant »

Oh ! ego qui va à la découverte de ton soleil intérieur tes forces sont si faibles et pourtant petite araignée faible comme tu es tu remontes l’énorme courant de la rivière pour arriver à l’origine. Arriver à l’origine de l’univers, c’est arriver au secret de l’univers, arriver au centre, à la source. Quel héroïsme, la méditation, la recherche de soi, la décision de se trouver, de remonter cet énorme courant social. Vers ta pureté, vers ton origine première. Quelle merveille dit le poète.

Dans les différentes facettes de notre personnalité nous nous reflétons les uns les autres, je reflète toute l’humanité. C’est pourquoi ni Mahomet, ni Bouddha, ni Christ n’ont de visage car ce sont des personnes comme un diamant qui ont le visage de celui qui le regarde.

Au Mexique j’ai donné un cours de Psychomagie pour 90 psychiatres alors vous avez devant vous un psychiatre reconnu ! Faites attention quand je vous regarde …

Je ne vais pas raconter des blagues aujourd’hui mais une histoire initiatique qui me semble belle.

C’est un couple qui se bagarre car le mari dit que sa femme dépense trop. Alors il amène sa femme chez un Maître qui leur dit : « si on avait toute la vie une main paralysée, ou une main déformée c’est qu’on veut toujours retenir, c’est une difformité et quand on veut toujours dépenser, c’est une paralysie. Alors il faut ouvrir et fermer, équilibrer.

Cette histoire indique que les positons extrêmes sont toujours dérangeantes et nous empêchent d’avancer dans la vie. Les positions souples sont bonnes.

Au Chili j’ai un ami qui me dit :« ma femme est en France, elle revient le mois prochain, mais un ami m’a téléphoné en me disant qu’elle me trompe. Alors qu’est-ce que je fais ? » Il était en colère. Alors je lui ai dit : 

C’est un vieux monsieur qui devient amoureux fou d’une jeune femme et qui toute sa vie a eu un serviteur, vieux aussi et ce serviteur dit à son maître « Monsieur, votre femme a un amant et elle le cache dans un coffre. Dites-lui d’ouvrir le coffre ! » Le maître fait venir sa femme et lui dit « ouvre le coffre » La femme lui répond « dans le coffre il n’y a personne mais toi tu crois un serviteur, plus que moi et si tu ouvres le coffre, je m’en vais » Et le serviteur lui dit « Monsieur, vous croyez plus une femme que vous venez de connaître, et moi toute votre vie j’étais auprès de vous. Si vous n’ouvrez pas le coffre, je m’en vais ! » Alors le maître ne veut perdre personne et il dit « d’accord, enterrons le coffre et n’en parlons plus ! » Cela s’appelle enterrer le coffre.

Cet ami m’a dit : « tu as raison, je vais enterrer le coffre » Ne lui dit rien, vous êtes ensemble, que ce soit vrai ou pas vrai qu’est-ce que cela peut te faire. Enterre le coffre.

C’est comme Joseph, dans la Bible, La Vierge lui dit tout d’un coup « je suis enceinte » de qui ? de Dieu !

Comme Joseph est juste c’est à dire que c’est un homme qui accomplit les 613 commandements au pied de la lettre. Il ne voulait pas l’enfant mais il ne voulait pas dire à tout le monde qu’elle l’avait trompé. S’il dit à tout le monde que la Vierge l’a trompé, on la tue, on la lapide. Aussi comme c’est un juste il est parti en secret. Il n’a pas cru, mais cependant c’était un homme si bon et il l’aimait tellement qu’il a cassé la Loi. Il ne l’a pas dénoncée. L’amour, pour lui, a été plus fort que toutes les lois du monde. Il est parti tout seul, il a quitté sa collectivité, il a lâché tout le monde. Joseph s’est mis dans la pauvreté, dans la solitude, il a tout perdu. Là où il arrive, il s’endort et un ange lui dit « non, crois ! » Il a cru au rêve, il est revenu et il a accepté le fils de Dieu. Mais il fallait une dose de foi incommensurable pour accepter le rêve, avoir un amour incommensurable pour casser avec la Loi, et un sacrifice incommensurable pour ne pas abandonner la Vierge. On ne la raconte pas comme cela, mais moi je la vois comme cela. Je pense que c’est comme Joseph est un juste il n’a pas voulu l’infamer et garder le secret. Parfois il faut croire au rêve.